Texte de Jean Paulhan
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Texte d'Edith Boissonnas, 1904-1989, poétesse
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Les peintres que nous appelons abstraits s'appelaient d'abord -avec Kandinsky- concrets. Les peintres que nous appelons informels s'appellent volontiers - avec Lapoujade - formels. Et l'on sait qu'il plaisait aux Cubistes de se nommer entre eux les Anticubistes (car leur souci principal était de fuir le cube où la perspective classique enfermait ses monuments , ses forêts et ses héros). Or les uns et les autres mots se justifient aisément: tout se passe comme si la peinture, dans un temps où, fatiguée des pitoyables images que lui prodiguent la photo, le cinéma - elle s'interroge à fond sur ses raisons d'être et ses moyens, sur ses libertés - avait commencé par rappeler à la fois ces divers moyens, si opposés qu'ils fussent, et faire des toiles dont TOUT pût être dit.
Mais les tableaux de Lambert-Loubère me font penser au mot - à l'étrange mot - de Cézanne : il faut faire plus vrai que le vrai. Que je les considère du point de vue de la forme ou de l'informe, de la figure ou de l'infigure, de l'abstrait ou du concret, ils m'offrent la même attention inflexible, la rigueur, la fine et riche matière, la précision enthousiaste qui les rapproche tantôt d'un plan d'architecte et tantôt d'un vitrail, le même élan - vers quels nuages ? La même soumission - à quelle vérité qui passe les vérités? |
Ce mystère de l'interpénétration et des refus, des érosions et des sédimentations, de ces recels et claustrations de lacs secrets, de fleuves souterrains, les jaillissements brûlants, les puits glacés, les fontaines sacrées, les rocs, les déserts soudain inondés, et savoir comment se niche l'air, si l'espace accueille les aspérités, se coule dans les défilés d'obscure mémoire, je pense que les toiles de Lambert-Loubère en portent la trace, et que ce solitaire à la manière de Perceval, s'avançant neuf dans la nature, en entendit le langage. Sinon, pourquoi cette émotion dans tel de ses premiers tableaux que je ne peux oublier (où la forme n'était pas encore devenue signe),
Lorsqu'on découvre ce fragment d'eau au détour d'une terre, cet enracinement dans la glaise, à peine allégé par la végétation, ici un arbre resserré sur lui-même, craintif de laisser échapper dans l'air un soupir, élaguant, accomplissant plutôt la forme suprême, tant de fois dite et redite, qu'elle rassure auprès des tombes, ou bien alors perce l'air de sa jeune virgule sexuée. Dans des toiles plus récentes, il écoute le langage des pierres. Il lui suffit de l'opposer à ce silence liquide, et parfois on songe à Turner. Il laisse l'atmosphère mener une exaltation où les subterfuges fugaces, les mensonges se construisent dans l'imaginaire, pour s'évanouir soudain dans la dureté d'un ciel où l'or se joue en chapelet jusqu'à former la chaîne d'une mystique impitoyable. Mais il est aussi des sentiers que suit le peintre, où l'on craint d'interrompre sa songerie. Une flaque au reflet de papillon s'est posée sous le ciel, et il s'arrête, s'appuyant sur un bâton de pâtre, je suppose, vite transformé en fourche de sourcier. Et la tendresse de la main cueille une plante, menthe ou cyste, non sans ce léger remords d'être humain toujours destructeur, perturbateur des origines. Il cueille, peut-être, un petit caillou pour sa forme ovale (il y faudrait des yeux, un nez), mais, imperturbable, le rejette sur la route et continue son chemin. Pendant ce temps, l'eau circonscrite, contenue, seul œil dans tant de rides et de plis,est devenue cette frange de chair au bord de la coquille ouverte, étrangement marine. |